Rassemblement dans le quartier de Times Square à New York après l’annonce de la capitulation du Japon, le 14 août 1945. Un sujet à retrouver dans l'un des derniers épisodes de la collection Mystères d'archives dirigée par Serge Viallet. Crédits : Bibliothèque du Congrès.
INA - Comment est née votre fascination pour les archives ?
Serge Viallet - Avant de faire Mystères d’archives, j'ai fait beaucoup de films documentaires historiques. La plupart du temps, j'utilisais des images d'archives que j'allais chercher aux quatre coins du monde. À force de les utiliser et de rencontrer des gens qui ont vécu les événements filmés, vous commencez à questionner les images. Vous vous demandez si finalement, les images ne sont pas plus proches de la réalité que les témoignages.
J'ai beaucoup travaillé sur des mémoires très douloureuses, notamment les conquêtes japonaises qui ont embrasé l'Asie de 1932 à 1945. Pendant 15 ans, j'ai rencontré 400 personnes et utilisé beaucoup d'images d'archives. De ce travail est né un film, Tokyo. Le jour où la guerre s'arrêta, qui évoque les derniers instants de la Seconde Guerre mondiale. La guerre se termine à Tokyo et il y a une cérémonie. J'ai retrouvé les images de 42 caméras et je les ai questionnés. En effectuant ce travail d'archéologie filmique, j'ai découvert des choses qui étaient très loin de ce que les témoins de l'événement avaient pu raconter. Tout d'un coup, j'ai eu l'impression de m'approcher de la réalité. Ça a été pour moi une révélation. Je me suis rendu compte à quel point nous regardons mal les images, à quel point nous sommes éblouis par elles.
En faisant cette collection Mystères d’archives, j’ai pris conscience que nous avons un trésor de mémoire extraordinaire qui est gardé dans des centres d'archives comme l'INA. Une mémoire partagée fabuleuse sur plus de 120 ans de vie de nos sociétés. Quand on a un tel trésor, il faut le questionner, le mettre en valeur, le rendre plus brillant, plus magnifique.
INA – Selon vous ce trésor a donc beaucoup à nous apprendre ?
S. V. - Absolument. Ces images peuvent être extrêmement enrichissantes pour nos sociétés. C’est unique dans notre histoire. Ça fait 40 000 ans que l’Humanité fait des images. Ça fait seulement 120 ans que ces images sont mises en mouvement. Portons leur attention. Ce sont des trésors cachés qu’il faut comprendre. C’est notre travail à Mystères d’archives. Quand on interroge ces images, on se rend compte qu’elles ont énormément à révéler.
INA - Comment fait-on pour comprendre une image ?
S. V. - Ils y a deux choses indispensables. La première chose, c'est de comprendre le contexte dans lequel ces images ont été enregistrées. Donc de comprendre l'événement, de connaître l’événement. Ensuite, il faut comprendre que nous regardons mal l’image. Car nous regardons ce que celui ou celle qui a filmé regardait. Nous sommes guidés et prisonnier d’un cadrage. Si on regarde l'image en son entier, il y a plein de choses à apprendre. Cette démarche peut s’adapter à des images personnelles. On peut ainsi revisiter notre mémoire photographique dans les albums de famille : qui a fait la photo ? Pourquoi il était là ? Pourquoi cette personne n’est pas photographiée ? Pourquoi la personne derrière ne sourit pas ? C’est ça la façon de faire de Mystère d’archives. C’est assez simple. Nous questionnons les images. Il faut les presser pour qu'elles donnent tout leur jus.
INA - Et vous trouvez des réponses ?
S. V. - Oui. C’est du temps, de l’énergie et de la passion. J’ai l'envie que ces images nous apportent collectivement quelque chose. J’ai une passion pour l’histoire du XXe siècle. C’est une façon de dire aux historiens :considérez avec plus d’intérêt l’image animée comme source d’information. Pour le grand public à qui nous nous adressons, c’est une façon de revisiter l’histoire par le truchement de l’image. Nous sommes des archéologues de l’image. Nous utilisons des matériaux qui ont été fragilisés par les multiples utilisations ou détournements. Ces images sont souvent connues, mais elles ont été usées par les usages. On tente de revenir à la source. On essaie de remettre un peu d'ordre pour que ce soit utile, pour que l’on comprenne mieux l'événement. Notre démarche, c'est aussi de partager de la connaissance.
INA - Pouvez-vous nous donner un exemple ?
S. V. - Dans les images du premier pas sur la Lune en 1969, on entend un technicien de Houston demander aux astronautes s’il fait froid. Nous nous sommes interrogés au sens de cette question, absurde à priori puisqu’ils ont des combinaisons. Nous avons cherché pendant des semaines. C’est en étudiant le mode d’emploi de la caméra qu’utilise Niel Armstrong que nous avons trouvé la réponse. Sur le haut de la caméra, il y avait un thermomètre. En deçà d’une certaine température, la caméra ne pouvait pas fonctionner. Donc pas d’image. Vous vous rendez compte ? 700 millions de téléspectateurs. Et donc échec de la mission puisqu’il s’agit de prouver que l’homme à marché sur la Lune. Nous avons hurlé de joie quand nous avons fait cette découverte. Tout devenait limpide. C’est merveilleux quand tout à coup, vous comprenez.
« Les images racontent des histoires, nous racontons l’histoire des images »
Serge Viallet
INA - Au-delà de l’image, vous vous intéressez aussi au matériel et à la technique.
S. V. - On ne peut pas comprendre les images si on ne comprend pas les outils. La Haute définition (HD) a été une innovation extraordinaire. Tout à coup, on nous a donné des super-loupes. Il y avait des détails qui apparaissaient qu'on ne voyait pas sur bobine. Dans la plupart des cas, nous avons des images de très bonne qualité. Nous les restaurons pour les montrer telles qu’elles étaient vues au départ, quand les gens allaient dans les salles de cinéma. L’image était belle, elle n’était ni rayée, ni tachée. Nous essayons de nous rapprocher de la façon dont les gens ont découvert les images sur grand écran. À partir de là, il se fabrique une mémoire collective. C’est la même chose avec ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Nous fabriquons de la mémoire collective que nous allons porter en nous pendant notre vie et dont nous allons faire hériter les générations suivantes. Nous sommes des transmetteurs de mémoire d'images.
INA - Vous évoquez souvent Charles Moisson comme la « mascotte » de Mystères d’archives.
S. V. - Charles Moisson ! C’est notre ancêtre professionnel. Un homme magnifique. Il est l’inventeur de la première caméra, alors appelé cinématographe, pour l’entreprise des frères Lumière. Il devient caméraman malgré lui et filme des choses pendant un an et demi, dont le couronnement du tsar Nicolas II de Russie et le voyage présidentiel de Félix Faure en avril 1897. Ce monsieur qui était en fait un technicien, ne souhaitait pas voyager à travers le monde et a préféré retourner à son laboratoire. Nous avions sa photo au mur de notre atelier. Un mur d’ailleurs couvert d’images que l’on épinglait pour les étudier. C’est Julien Gaurichon, un membre de l’équipe de Mystères d’archives, qui a retrouvé la plaque de verre d’origine de cette photo. Nous l'avons fait restaurer à l’INA et l'avons ensuite apporté à la famille.
Serge Viallet dans l'atelier de Mystères d'archives avec la photo de Charles Moisson. Crédits : Didier Allard.
Serge Viallet dans l'atelier de Mystères d'archives avec la photo de Charles Moisson. Crédits : Didier Allard.
INA - Vous travaillez aussi à partir d’archives radio...
S. V. - Il s'est passé des choses formidables dans les derniers épisodes. Nous nous sommes intéressés au média radio. En août 1945, lorsque le Japon capitule, il existe trois médias : la presse écrite, la radio et les actualités audiovisuelles qui passent dans les salles de cinéma. Le président des États-Unis Harry Truman était très mauvais pour les discours. Il avait une mauvaise vue et bafouillait beaucoup. Il convie d’abord à la Maison Blanche les journalistes radio et de la presse écrite. Les caméras ne sont pas là. Les journalistes se précipitent ensuite dehors pour transmettre l'information au grand public. On ne l’a donc pas enregistré. Une demi-heure après, la presse est vendue dans la rue. Ce n’est qu’une heure après que l’on fait entrer les caméras dans le bureau ovale. Pourquoi ? Parce que l’on n’est pas pressé. Ce n’est que quelques jours plus tard que les images seront projetées dans les salles de cinéma. Or, à chaque fois que l’on voit ces images de Truman, on croit que c’est du direct. Ça ne l’était pas. On a même découvert les rushes qui montrent qu’il a répété plusieurs fois.
Grâce à la radio, nous avons aussi découvert à quel point la presse anglaise était au service du gouvernement de Chamberlain en 1938. La grande messe du journal radio de 19 h a été décalée de 20 min (on entend les cloches de Big Ben sonner) pour que le Premier Ministre puisse faire la Une à son retour de Berlin. Ça s’appelle de la propagande. Le président de la BBC a dû faire publier dans la presse une lettre d'excuses.
INA – Avez-vous une archive préférée ?
S. V. - Après 3000 heures d’archives étudiées, je ne crois pas. J’ai des temps d'éblouissement ou des coups de cœur immenses. Je pense que l'un des plus profonds aura été l'étude des images khmers rouges. Je ne voyais rien, je ne comprenais rien. Grâce au cinéaste Rithy Panh j’ai pu avoir accès à des témoins avec qui j’ai pu rentrer dans ces images. Et peu à peu, les images se sont mises à parler. Par exemple, je comprends qu’un homme qui refuse de serrer une main est condamné à mort. Comme cela. En direct. Que par la suite, il sera torturé, assassiné avec sa famille et ses enfants, même les bébés. Et lui il sourit. Il sait qu’il est mort, mais il sourit. Quand vous vivez des moments comme ça, que vous vous rendez compte de ce qui ressort vraiment d’images qui semblent banales au premier abord, vous prenez une claque. Parfois des gens se reconnaissent aussi sur des images. Vous rentrez dans l’intime, vous créez des émotions. Ça, c’est magnifique.
INA - Pourquoi arrêter aujourd’hui ?
S. V. - Nous avons été extrêmement privilégiés avec cette collection Mystères d’archives. C'est comme un miracle ce qui s'est passé. Cela n’a été possible que parce que nous étions financés par le service public : INA, Arte, Yle, RSI. Je tiens ici à les remercier pour leur confiance. À force d’épisodes, l’équipe a acquis des compétences. Nous avons appris et progressé. Un épisode représente 4 mois de travail environ. On espérait faire dix numéros. Cela fait 16 ans que nous faisons cela. 6 saisons, 65 épisodes, 28h de programme. Sans oublier les dossiers de chaque épisode (31 mètres linéaires conservés à l’INA thèque et mis à disposition de tous). Les fruits de la collection sont nombreux. C’est exceptionnel ! Il y a deux ans déjà, j'avais hésité à continuer. Je savais qu'il fallait y mettre un terme avant d’être moins passionné. Nous ne l'avons pas été. Il fallait arrêter la collection avant l'usure et préserver la qualité. Nous aurons fait seize ans de fouilles, un grand voyage dans 20 pays et sur la Lune. Notre travail appartient dorénavant à tout le monde.
À propos de Serge Viallet
Passionné par l’image, Serge Viallet étudie le cinéma à l'École Louis Lumière. Il s’intéresse aussi bien aux tableaux des grands maîtres hollandais qu’à l’histoire du XXe siècle. Il tourne ainsi des courts-métrages de fiction, des films documentaires et des reportages avant de travailler sur le conflit qui embrase l'Asie de l'Est de 1931 à 1945. Partout dans le monde, son travail est récompensé : Kwai (1991) remporte le prix de la SCAM en 1992, Le sac de Nankin (2006) reçoit en 2008 le History & Biography Documentary Golden Award du Festival TV de Shangaï. Il dirige depuis 2008 la collection Mystères d’archives produite à l'INA dans laquelle il questionne les images. Diffusée sur Arte elle propose des images connues ou inédites qui témoignent de notre histoire. Pour cette série, il reçoit le prix FOCAL 2009 et le prix FIAT 2009 dans la catégorie Meilleur usage des archives.
À propos du fonds disponible à l'INA thèque
Ce fonds est constitué de nombreux documents de travail, documents de production, de réalisation, de post production et correspondance, relatifs aux activités de Serge Viallet en tant qu’auteur et réalisateur de 1973 à 2023 soit un total de 326 boîtes d’archives (25 mètres linéaires) dont 263 boîtes (2O mètres linéaires) sont dédiées à l’ensemble des épisodes des 8 saisons de la série documentaire « Mystères d’archives ».
Le fonds met en avant la singularité de son travail de décryptage des archives audiovisuelles connues ou inédites de l’histoire mondiale. Il se compose ainsi d’une très riche variétés de documents mettant en lumière sa méthodes de travail : des archives écrites qui permettent de comprendre les évènements abordés, des documents de travail qui mettent en lumière la réalisation d’un documentaire du projet initial au montage et commentaires, sa méthodologie de recherche d’archives audiovisuelles, les résultats de ses recherches d’images dans des centres d’archives à travers le monde, la préparation et les transcriptions de témoignages de femmes et d’hommes ayant vécu des événements douloureux dans une dizaine de pays d’Asie du Sud-est de 1931 à 1945, et des documents exceptionnels comme des carnets de dessin de rescapés ou de nombreuses photos.